L’auto-détermination des peuples, telle qu’on la conçoit généralement, n’est pas à même de justifier la création d’un état national, encore moins au travers du massacre et de l’expropriation de centaines de milliers de personnes innocentes; et pourtant, tel est l’héritage des nationalismes de la planète, y compris du nôtre, au travers de leurs guerres, de leurs déportations massives, de leurs répressions intérieures face aux rébellions et résistances des minorités vivant sur “leurs” territoires.
Cette entrée en matière peut paraître extrême. Même si les gens reconnaissent, par exemple, que la République a eu ses heures sombres, ils ne voudront pas associer ces heures sombres à un caractère profond en la République, mais juste à des erreurs passagères, qui aujourd’hui sont révolues. Cela n’a donc pas de conséquences pour la République en elle-même. Il n’y a pas lieu de se plaindre, ou de s’inquiéter, encore moins de détruire l’ordre actuel; tout ça n’est que du passé.
C’est peut-être de l’histoire aujourd’hui, mais c’était une actualité brûlante auparavant. Et ce n’était pas une coïncidence que tant de personnes aient été massacrées lors de la Terreur. C’était une affaire de pouvoir. Le pouvoir républicain nouvellement créé ne faisait pas encore l’unanimité, et la guillotine a tranché suffisamment de têtes pour que la république prévale. Le pouvoir utilise le meurtre et l’incarcération pour s’imposer et faire taire la dissidence lorsqu’elle est trop sérieuse, lorsqu’elle est une menace à la continuation de l’exercice de ce même pouvoir.
Il est vrai qu’en 1789 cette dissidence était principalement le pouvoir monarchiste précédent, qui possédait encore nombre d’adeptes, et qui était encore capable de renverser la toute jeune république. Mais ce n’est pas par respect pour l’état national qu’il fallait renverser la monarchie, mais uniquement par respect pour la liberté. Le tsarisme fut renversé, et l’état nouvellement créé en Russie ne fut au final pas moins tyrannique. Le renversement du tsarisme n’en était pour autant pas moins nécessaire. Par quoi aurait-il dû être remplacé, dans l’idéal?
A ce niveau, les lecteurs républicains et anarchistes se divisent. Et c’est bien là une division fondamentale sur laquelle j’insiste, et qui nous resservira plus tard dans cet article.
Nous savons tous qu’une nation constituée de millions de personnes ne peut pas convenir de réunion; ne peut pas avoir d’accord, de contrat, de pacte; ne peut pas prendre de décision commune. Les élections nationales, lorsqu’elles ont lieu, ont souvent pour premier gagnant le parti abstentionniste. Par conséquent, le peuple est incapable de former un état, de lui-même. L’état se forme sans lui. L’état n’est pas le peuple, mais une institution en dehors et au-dessus de lui, qui agit sur lui et qui tente depuis l’institution du suffrage universel de le refléter, mais sans grand succès. (Cette analyse ne prend pas en compte les peuplades qui ont la capacité de se réunir et de prendre des décisions collectives. Je considère ces cas comme des instances d’anarchisme et non d’étatisme.)
Les républicains adeptes de la théorie du contrat social pensent exactement l’inverse, et utilisent le vote et d’autres actes de participation tels le paiement des impôts, pour déduire un consentement tacite aux institutions de l’état. Bien sûr, l’état doit exister et agir avant de pouvoir demander le consentement; ce genre de raisonnement est donc circulaire et ne prouve rien. L’état est né sur des montagnes de cadavres; il n’y a pas si longtemps, il envoyait les déserteurs au bagne, il appelait les uns et les autres des traîtres, et les faisait fusiller. Aujourd’hui encore, des skinheads patrouillent les rues de Lille, et tabassent ceux qui ne sont pas assez “fiers d’être Français.” Et si la police ne fait pas de même, le cœur y est, vous pouvez me croire. Les temps ont changé, mais pas les principes de base qui sous-tendent le système et les réactions de ses adeptes. La France est “démocratique” par religiosité, et non par principe et respect des personnes. Elle projette sa démocratie ailleurs comme les religieux projettent leur système de croyance, par la violence et l’intimidation.
Mais mon première paragraphe paraît injuste pour une autre raison encore. Qui suis-je pour refuser l’auto-détermination de quelque peuple que ce soit? C’est un droit qui a enflammé des millions de personnes au sortir de la première guerre mondiale. L’auto-détermination est le droit qui se trouve au centre des principes de l’anarchisme. Alors pourquoi cette position? La raison pour laquelle cette auto-détermination est injustifiée — c’est-à-dire, qu’elle ne peut être mise en vigueur par une force proportionnelle au but désiré — est simplement que la définition d’un peuple, de son histoire, et de ses revendications territoriales légitimes n’est généralement pas établie sur des faits réels. Les revendications nationalistes sont souvent basées sur des mythes d’occupation originelle qui n’ont qu’un vague rapport avec la réalité. Elles font parfois aussi appel à des mythes de destinées collectives divines et/ou éternelles (par exemple, Clovis aurait créé la France en se faisant baptiser), qui doivent paraître complètement loufoques pour quiconque possède un esprit critique un minimum capable de discerner le vrai du faux.
Comme ce sont des mythes et des hypothèses, et même si les nationalistes y souscrivent avec toute la force de leur âme, elles n’ont aucune validité objective. Et l’état national est invalide pour la même raison qu’on ne peut accepter de pouvoir théocratique. Parce que Dieu est et restera une hypothèse non-vérifiée, sans quoi il n’y a plus lieu de parler de foi. Ses “commandements,” bien qu’obligatoires aux yeux des religieux, sont dans la loi peu de plus que des déclarations arbitraires, qui ont force de loi dans la mesure où ils expriment la loi (j’utilise ce terme de loi selon la conception jusnaturaliste à la fois ouverte et radicale de Charles Johnson*). La loi détermine ce qui est admissible et ce qui est obligatoire, et non les anciens livres religieux, quelle que soit la validité de tel ou tel psaume.
Maintenant que cela est posé, passons à un autre sujet qui est lié à la fausseté des revendications territoriales des nationalistes: le sionisme. Le sionisme est le nationalisme juif, avec ses propres myriades de branches et de variations, d’un extrême à l’autre, de la gauche à la droite, modérées et extrêmes. Malgré la variété des formes de ce nationalisme, tous ont bien entendu comme revendication minimale la création d’un état juif en Palestine.
Et là, il faut séparer deux choses: la création d’un état sur des terres volées ou expropriées, et la création d’un état sur des terres vides. Mettons de côté pour l’instant la critique anarchiste des états, en tant qu’institutions injustifiables d’oppression. Du point de vue (erroné) de la plupart des gens dans le monde, la deuxième possibilité, la création d’état sur des terres vides, est la seule que l’on puisse accepter, en accord avec les standards (incomplets ou erronés) de moralité. Pour cette raison, pendant longtemps, les sionistes ont prétendu que la Palestine était précisément cela: des terres vides d’habitants, que les juifs pouvaient donc occuper. Une terre sans peuple pour un peuple sans terre. Certains ont même prétendu que les palestiniens n’existaient pas en tant que peuple, et qu’ils n’étaient que des égyptiens, des jordaniens, voire même juste des arabes qui n’avaient rien à faire là. Des occupants sans droit ni titre.
Si, lorsque le mouvement sioniste prenait de la force au XIXème siècle, c’est par l’achat progressif de terres et l’installation de colonies dans le désert que les sionistes se sont peu à peu installés, la création même de l’état juif, qui nécessitait une reconnaissance internationale, n’a pas eu lieu avant la fin de la seconde guerre mondiale et l’holocauste. L’achat de terres était facilité par une situation particulière, comme le détaille l’article Aliénation d’une Patrie par Stephen Halbrook: l’Empire Ottoman ayant grandement appauvri la population palestinienne, de nombreux transferts de titres terriens ont été réalisés. Plus de la moitié des terres achetées par les sionistes l’ont été de propriétaires absentéistes lointains qui n’en avaient rien à foutre de la Palestine.
Et ce qui est capital, cet état n’a pas pu voir le jour, pour des raisons de contiguïté territoriale, sans que des centaines de milliers de personnes ne soient terrifiées lors d’une guerre civile où des milliers d’habitants furent massacrés, et où les autres ont fui leurs villes et leurs villages. Ces villes, ces villages, et d’autres terres, furent ensuite inclus dans le territoire du nouvel état juif, qui venait d’être créé. L’état juif, parce qu’il a nécessité des bains de sang et des vols de terres, n’a pas le droit d’exister, et doit disparaître, des réparations devraient être payées, des terres devraient être rendues. Voilà ce qui est requis par un traitement globalement neutre de la question de la naissance, de la légitimité, et donc de l’existence continue, de l’état juif.
Cette position est identique pour tout autre état ayant fait usage de violence pour se maintenir, et par conséquent, elle ne peut être liée à de l’antisémitisme. Les sionistes prennent prétexte que d’autres états sont dans le même cas, et que ceux-ci ne font pas l’objet de critique. C’est complètement faux. Mais plus important encore, la justice doit s’appliquer à tout un chacun, et l’ordre dans lequel elle est rendue ne peut pas constituer une discrimination. L’ordre de son application aux différents criminels et contrevenants n’a aucune espèce d’importance. En fait, en demandant à ce que les autres états voyous soient renversés avant eux, Israël et ses défenseurs démontrent qu’ils n’ont pas la moindre fibre morale ou compréhension du mal qu’ils font subir aux autres; ils demandent un traitement de faveur par rapport aux autres; ils demandent à ce qu’on les laisse continuer. Car qui peut demander à la justice d’être retardée? Seulement ceux qui considèrent que ce n’est pas de la justice d’être arrêtés dans leurs crimes; ceux qui considèrent qu’ils ont parfaitement le droit de massacrer des civils par centaines, par le biais de campagnes de bombardement intensives.
Pour beaucoup de personnes, demander la disparition de l’état juif équivaut à établir un permis de tuer. Ce n’est pas le cas, puisqu’il est possible de se défendre sans état. Il est même plus simple d’obtenir sécurité et respect sans lui, puisque l’état est une institution violente et productrice de rancœur et de vengeance, entre minorités soumises et majorités régnantes. Rien de bon et de durable ne peut naître d’une fondation de violence et d’exploitation, cela devrait être évident. (C’était aussi la position de Mohandas Gandhi.) Mais la nécessité de l’état juif pour la sécurité de la communauté juive est tenue comme un axiome incontestable. Ce n’est malheureusement pas une spécificité du mouvement sioniste.
Les nationalistes français, et leurs coreligionnaires de gauche et de droite, croient eux-mêmes que l’état national est la seule institution à même d’assurer efficacement et durablement la sécurité de ses citoyens. C’est faux. La réalité est même inverse: au contraire d’assurer leur sécurité et leur prospérité, nous voyons qu’aujourd’hui par ses politiques de harcèlement et de paupérisation massives, elle assure un état d’insécurité et de pauvreté générales. Et que si, ici et là, la police est en position d’assurer un certain degré de protection, de manière anecdotique, la haine qu’elle pourvoie et les politiques agressives et opprimantes qu’elle exécute, sont telles que le contrecoup n’en vaut tout simplement pas la peine. Les français doivent abandonner leur état pour retrouver la paix sociale.
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* Dans l’intérêt de cet essai, le concept de la loi naturelle peut rester un concept assez fin, compris simplement comme identique à tout ensemble de normes pré-légales qui justifient les revendications légitimes d’autorité légale, et qui sapent les revendications illégitimes d’autorité légale. Ce que sont ces normes est à déterminer à travers l’enquête éthique, et non l’inspection scientifique de la nature. Le terme naturel est ici pris seulement en contraste avec le terme artificiel, c’est-à-dire que la loi naturelle, quelle qu’elle puisse être, est quelque chose d’antérieur et d’indépendant du travail de tout législateur particulier. Donc on ne devrait pas la confondre avec le genre de loi naturelle qui garde les planètes en orbite selon des sections coniques, ou avec diverses tentatives grossières de déclarer certaines pratiques sexuelles ou arrangements économiques contraires à la nature et donc moralement dépravés. Dans l’intérêt de cet essai, la théorie de la loi naturelle n’a pas non plus besoin d’avoir la moindre connexion avec une théorie robuste de la téléologie, qu’elle soit Aristotélicienne ou Thomicienne. Toute théorie éthique qui comprend des normes objectives de justice sera en accord avec la notion de loi naturelle utilisée ici.
– Une place pour la loi positive, Charles Johnson